C’est en Syrie que l’on demeure le plus perplexe sur les intentions de la Turquie ; pour dire d’emblée les choses de façon articulée =
1/ d’un côté il ne s’est pas passé grand chose sur le terrain cette dernière quinzaine, du moins dans la région stratégique d’Idleb [car il serait excessif de ne pas noter par ailleurs des mouvements divers, en particulier en Transeuphratie ou dans ce désert de Syrie qui abrite toujours des poches de militants de Daech fort dangereuses, ou encore dans la région d’Afrine où des formes de résistances kurdes à l’occupation des Turcs et de leurs alliés jihadistes implantés en nombre, dans le cadre d’une épuration ethnique décidée – le négationnisme turc en une autre terrible affaire interdit hélas tout amendement moral de cette culture pour le moment -, après la chute de Douma et l’exode de certains de ses jihadistes les plus radicaux il y a deux ans], mais d’un autre côté,
2/ s’il n’y avait de fortes tensions entre proxy turcs, si les relations d’Ankara avec Hayat Tahrir el-Cham ne semblaient pas assez dégradées, si, tout bien pesé, on ne voit pas comment M. Erdogan pourrait ne tenir aucun compte au-delà d’un certain point, d’une part des risques persistants emportés par la pandémie, et d’autre part de la sérieuse fragilité économique et financière de son pays – en dehors même de la considération sanitaire -,
3/ l’on aurait le sentiment aigu, malgré l’absence d’affrontements visibles significatifs entre Ankara et Damas, de se trouver à la veille du déclenchement d’une vaste offensive turque [au sens large, mettant en avant les proxy], méthodiquement préparée par la puissance septentrionale qui ne cesse d’acheminer hommes et matériels en Syrie, et d’implanter de prétendus postes « d’observation » dans la région d’Idleb, lesquels forment finalement un menaçant quadrillage de bastions plus ou moins importants [ceci n’est pas exactement une annonce de plan, on le verra = une simple esquisse, fort stylisée, de la situation]
I.
Commençons par les difficultés internes manifestes du camp turcojihadiste.
L’une des plus frappantes affecte le cœur même du dispositif régional turc ; quoique très généralement soumises à Ankara [et rémunérées par cette dernière au moyen, semble-t-il pour l’essentiel, de fonds qataris – je reviendrai plus loin sur cet aspect], toutes les formations proxy ne forment pas un bloc absolument homogène ; bien qu’il n’y ait pas de « modérés » parmi ces effectifs, contrairement à ce qu’on nous impose depuis des années comme vérité obligée.
Il peut y avoir toutefois des degrés dans la radicalité ; la plupart des groupes ainsi ne recourent pas à des enfants pour commettre des attentats suicides ; mais, à la mi-avril, des effectifs kurdes ont eu à subir une attaque de ce type au nord de Raqqa ; avec regret, je présente les images [« floutées »] de ces malheureux enfants après l’explosion [ci-dessous] ; il n’y a pas lieu de se repaître d’épouvante, mais il est choquant qu’il se trouve toutes sortes de responsables pour mentir sur la situation en général et refuser en particulier de discerner la radicalité remarquable à laquelle consent M. Erdogan pour parvenir à ses fins impériales.
L’on comprendra que se soit posée la question de savoir si des effectifs de Daech – plus habitués encore que d’autres à ce genre d’horreurs – s’étaient recyclés dans les rangs des milices proches de la Turquie ; il semble que la réponse doive être positive ; elle n’a d’ailleurs rien pour surprendre puisqu’il y a bien longtemps qu’Ankara a favorisé État islamique dans ses opérations antikurdes ; les récits ne manquent pas [incontestables lors de la grande affaire de Kobané il y a quelques années] ; cela n’empêche bien sûr pas, selon la tactique usuelle du bloc atlantique, de massacrer un peu les « terroristes » de Daech lorsqu’ils deviennent trop gênant en ne comprenant pas le programme dans lequel ils sont appelés à jouer un rôle, mais aussi de les assister autant qu’utile [là encore, je reviendrai sur ce point de vue].
[et pendant ce temps-là, l’Allemagne du lamentable ministre des Affaires étrangères Heiko Maas – socialiste à peu près autant que M. Macron est de gauche – n’a rien trouvé de mieux que d’accabler le Hezbollah – force régionale tout bien pesé profondément équilibrante, et parmi les rares en mesure de contenir la violence takfiriste, plus grande menace assurée à partir de l’envol de Daech à la fin de 2013 – en le déclarant une force terroriste]
Bien entendu, si la radicalité des proxy turcs est très générale, la plupart des effectifs ne s’abandonnent pas à de telles pratiques, et, dans un remarquable climat de violence générale, se contentent, si l’on peut dire, de massacrer des adultes qui d’ailleurs, eux-mêmes, s’ils se trouvaient dans la même situation, n’agiraient assez souvent pas très différemment ; certes, les Kurdes transeuphratiques ont emprisonné les daéchiens capturés ces dernières années, sans les massacrer systématiquement – certains de ces prisonniers s’étant d’ailleurs échappés parfois ultérieurement ; mais ils étaient ici sous l’œil de leurs patrons étatsuniens, peu désireux de couvrir des massacres de masse, et ils souhaitaient par ailleurs eux-mêmes ne pas gâcher leur image « internationale » sauf à compromettre la réalisation de leurs « buts de guerre », comme l’on écrivait autrefois.
Le propos d’Ankara est pourtant de parvenir à créer une milice intégrée à partir de ses divers soutiens ; mais une telle fin n’est, si l’on peut dire, pas dans l’esprit des institutions jihadistes en général [car les milices « proturques » ne sont pour l’essentiel pas porteuses d’orientations sécularistes et sont des milices jihadistes, plus ou moins radicales donc, en gros comme les autres] ; celles-ci – en dehors peut-être des plus cohérentes, inscrites dans la durée [comme, hors de la mouvance turcophile, Hayat Tahrir el-Cham] sont des sortes de sociétés militaires privées idéologisées ; elles ne fonctionnent certes pas selon quelque code des sociétés que ce soit, mais elles sont toutefois des entreprises de guerre, conduites par un entrepreneur de guerre [un condottiere eût-on dit en d’autres temps et sous d’autres cieux], le cas échéant un étroit groupe de chefs, lesquels assurent la rémunération de leur troupe en jouant le rôle d’intermédiaires entre des bailleurs de fonds et cette dernière ; l’idéologie emporte que ces sociétés de guerre ne se placeraient pas au service de n’importe quelle perspective politicoreligieuse ; mais les relations avec les généreux donateurs demeurent davantage, fût-ce assez informellement, d’ordre grossièrement contractuel que véritablement hiérarchique ; les proxy turcs servent ainsi la Turquie, mais celle-ci ne peut pas les considérer exactement comme des troupes régulières, même si une enquête serrée suggérerait sans doute une gradation dans les relations, différenciées et plus ou moins anciennes et stables, d’Ankara avec les bandes armées qui affichent leur fidélité [des différences ethniques, particulièrement entre Turkmènes et Arabes jouant certainement un rôle] ; l’horizontalité de la discussion entre parties, certes inégales, concurrence ainsi forcément la verticalité mécanique de l’ordre du supérieur ottoman ; et bien entendu, entre ces bandes de prestataires de services un peu spéciaux, il ne peut pas ne pas y avoir de rivalités, de « fond » certes, mais de « fonds » aussi, si l’on ose un très mauvais jeu de mots, et concernant aussi bien sûr la qualité des armes fournies ; les mercenaires idéologisés ne sont par ailleurs pas unis pour la vie à un groupe ; une certaine fluidité, correspondant à une forme de marché idéologicofinancier, les parcourt ; si un entrepreneur qui a mieux négocié avec le bailleur de fonds, ou plus efficacement assuré la commercialisation de tels produits de la prédation du groupe, est en mesure de donner sept ou huit cents dollars par mois alors que le cours moyen du « militant » est de quatre ou cinq cents, il ne peinera pas à recruter des combattants et engagera peut-être son groupe dans un processus « vertueux » [si l’on peut dire] de croissance, avec le risque toutefois que le succès n’emporte à terme des tensions internes et ne conduise à des scissions, n’interdisant pas certes des coordinations fédératives ultérieures selon un mouvement constant d’association et de dissociation qui anime la plupart des innombrables factions armées qui sont aux prises en Syrie ou ailleurs.
Un commando kurde des Forces de Libération d’Afrine ; il semble que les deux combattants de droite soient des combattantes ; il y a là un aspect mis en avant à des fins de communication vis-à-vis de l’Occident ; la réalité est plus complexe = séjournât-on un mois au Kurdistan irakien, mâle, l’on n’y rencontrerait à peu près jamais une femme ; il en va différemment parmi les Kurdes syriens, assez anciennement plus « progressistes » dans l’ensemble malgré leurs divisions ; mais l’idée répandue ici d’une armée d’amazones – propre à satisfaire les aspirations féministes de la plupart des femmes d’aujourd’hui et à troubler peut-être la libido de certains hommes – est fort exagérée
D’un autre côté, d’une façon qui n’est d’ailleurs pas inédite, les relations entre Ankara et le principal mouvement jihadiste qui soit extérieur à sa clientèle, Hayat Tahrir el-Cham, ont eu tendance à encore se dégrader ces derniers temps, dans un climat détérioré par la transaction de Moscou au début de mars dernier ; à la fin d’avril, près d’an-Nayrab, sur la M4, à quelques km à l’ouest de Saraqeb, une attaque de Hayat Tahrir el-Cham a blessé, pour le moins, plusieurs miltaires turcs, et donné lieu à une sévère riposte des drones turcs ; cet épisode n’est pas isolé même si les frictions entre ceux qui avaient dans l’ensemble joué de concert les mois précédents ne dérapent en général pas jusqu’à un tel point.
II
Toutefois, si l’on veut bien tout considérer, ce n’est pas, ces temps-ci, globalement [malgré les coups durs ponctuels essuyés dans la région d’Afrine où les Kurdes des Forces de Libération d’Afrine [FLA/ALF] se montrent actives], le sentiment d’un affaiblissement mais d’un renforcement constant d’Ankara qui l’emporte, sans aucune hésitation possible – et d’un renforcement dont on n’a pas le sentiment dans l’immédiat qu’il pourrait se trouver gravement miné par un autre facteur que sanitaire ou économicofinancier.
L’OSDH [Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, que nous recroiserons] considère que la Turquie a à peu près doublé le nombre – unité certes hétérogène, mais correspondant au comptage empirique accompli par les observateurs sur le trajet – de ses camions [image ci-dessous] en Syrie depuis le cessez-le-feu de Moscou il y a deux mois, faisant passer leur effectif de moins de trois mille cinq cents à plus de six mille dans le seul petit gouvernorat d’Idleb, partiellement rogné naguère par les avancées des forces loyalistes, et la stricte région alépine du grand gouvernorat d’Alep.
Le poids en hommes et en armes d’Ankara à Idleb est ainsi devenu redoutable ; l’emprise de cet appareil militaire est impressionnante puisque, au 1er mai, soixante « postes d’observation » avaient été implantés, dont bon nombre semblent comporter des constructions « en dur ».
Pour l’essentiel, les autorités russes observent le silence devant une évolution toujours plus inquiétante ; elles participent aux inégalement fréquentes patrouilles conjointes [partielles, puisqu’elles ne sauraient pousser jusqu’à Jisr el-Choughour] sur l’autoroute M4 à l’ouest de Saraqeb, sous la protection désormais de drones russes assurément dissuasifs pour d’éventuels fauteurs de trouble [ci-dessous la cinquième patrouille, le 21 avril – une sixième a eu lieu le 28 et une septième le 30].
La nouvelle la plus importante, par sa portée concernant la nature d’un prochain possible conflit turcosyrien de haute intensité, est toutefois celle du déploiement de missiles sol-air étatsuniens Hawk [image ci-dessous] par la Turquie ; certains spécialistes n’excluent pas qu’il faille établir un lien entre cette escalade technique et le retour des avions étatsuniens P-8 Poséidon en Méditerranée occidentale ; n’écartant pas cette possibilité – qui signalerait l’ampleur de la connivence de Washington et d’Ankara, et la profondeur de la duplicité de la seconde – je suis toutefois incapable d’apprécier cette dimension de la situation, mais il semble du moins que la Turquie ait voulu se mettre à même de frapper avions et missiles dans le ciel syrien, ce qui n’est pas rassurant du tout pour l’avenir.
III
Absence d’affrontements visibles entre mouvance damascène et mouvance turcocentrée, ai-je écrit en commençant ; le propos n’est pas excessif, sous condition d’être entendu complètement ; l’âge des drones, qui a déferlé sur notre temps ces quinze dernières années, a favorisé les frappes dont les auteurs sont au mieux probables ; un exemple parmi d’autres = le 16 avril au matin, deux drones ont pulvérisé des véhicules, tuant ou blessant gravement leurs occupants, à el-Enkawi, une vingtaine de kilomètres au sud-sud-est de Jisr el-Choughour [et donc de la M4] ; bien entendu, le soupçon se porta sur des drones russes ou syriens puisque les jihadistes frappés semblaient presque certainement des proxy turcs ; la conjecture est certes persuasive, mais si j’étais scénariste de films, il me semble que je préférerais supposer une frappe des drones d’Ankara, dont la haute probabilité ne s’imposerait que lentement ; l’on comprendrait à mesure que ces proxy eussent été des agents damascènes, ou bien encore qu’ils eussent été partisans d’une ligne stratégique ou tactique, ou même idéologique, contraire à celle souhaitée par les hautes autorités turques ; bien entendu, j’intercalerais parmi les épisodes de mon film une splendide histoire d’amour entre le chef du commando frappé, sunnite malgré tout assez ferme, et une ravissante jeune alaouite de la région de Lattaquié obligée de cacher sa passion à un père de haute qualité mais fort intransigeant – ah ! l’Orient, mes chers amis, ses charmes et ses dangers, dirait peut-être un Dujardin.
Mais trêve de [sombre] plaisanterie ; la guerre contemporaine se prête, plus encore que celles du passé, à des jeux obscurs en tous genres favorisés par la technique certes – drones, moyens de la cyberguerre, etc.
Favorisés peut-être parfois par des moyens de repérage sophistiqués – bien des assassinats demeurent passablement mystérieux en nos affaires ; parmi les effectifs jihadistes, l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme [OSDH] – officine qui ne saurait inspirer qu’une confiance assez moyenne au regard de ses liens à peu près assurés avec les services anglais, mais qui n’a ici aucun motif sérieux de farder la réalité – considère que depuis exactement deux ans, 627 personnes ont été assassinées, d’une façon ou d’une autre, soit six par semaines, ce qui est certes une valeur importante, sachant que ne sont considérés que les gouvernorats d’Idleb, d’Alep, de Lattaquié et de Hama.
Assez souvent, s’agissant de l’identification des auteurs des assassinats, tout horizon de certitude, et même de probabilité haute se dérobe ; l’on se tue à l’intérieur du même mouvement, pour des divergences ou par jalousie ; l’on se tue entre mouvements ; l’on peut être tués bien entendu par des adversaires répertoriés, dont le nombre est important en l’affaire ; et l’on peut bien sûr être éliminé par des États ; il n’est pas rare ainsi de découvrir des informations assez vagues ; on lit ainsi le 18 avril dans al-Manar journal en ligne du Hezbollah = « Un chef sécuritaire de la coalition de milices jihadistes takfiristes Hayat Tahrir al-Cham a été tué dans la province ouest d’Alep, a rapporté l’Observatoire syrien des droits de l’homme […]. La victime qui n’a pas été identifiée aurait été abattue par des hommes armés, non identifiés non plus. »
Je n’insiste pas davantage ; bien souvent, il est malaisé d’imputer les homicides ciblés ou les attentats plus larges ; si bien qu’il n’est pas facile de savoir, dans la violence accablante du temps et du lieu, ce qui revient à une guerre entre puissances – extrêmement embrouillée d’ailleurs – ou à des rivalités entre mouvances, mouvements ou personnalités ; lorsque je parle d’une quinzaine de jours peu marqués par des affrontements visibles entre Damas et Ankara, je souhaite surtout que l’on n’oublie pas le mot « visibles ».
Et bien entendu, mon propos ne revêt d’autre signification [serait-ce d’ailleurs possible] que celle d’une directive d’interprétation générale tendant à styliser un moment ; un certain nombre de plus ou moins grosses escarmouches pourraient en effet être recensées dans la région d’Idleb.
L’une des plus notables a vu ainsi l’Armée Arabe Syrienne se lancer dans une offensive soutenue par l’artillerie lourde dans la région d’Afis [ou Afes] le 20 avril – à sept ou huit km au nord de Saraqeb et à une douzaine de km à l’est d’Idleb même ; il semble que les loyalistes aient eu en face d’eux surtout des effectifs parmi les plus qaïdistes, issus de Hayat Tahrir el-Cham et du Parti islamique du Turkestan [Ouïgours], lesquels – ces derniers -, nombreux, je l’ai déjà dit, ne se contentent donc pas de bloquer le verrou de Jisr el-Choughour sur la M4, à la frontière des gouvernorats d’Idleb et de Lattaquié ; les déplacements offensifs des troupes jihadistes violant évidemment le compromis de Moscou du début du mois de mars dernier, il n’y a bien sûr aucune objection à adresser à Damas, ce qui n’empêche pas, bien entendu, M. Erdogan de tempêter et menacer, à son ordinaire façon ; comme on le comprendra, je crois qu’il faut prendre ces menaces, hélas, très au sérieux ; mais l’on ne voit pas comment un État comme la Syrie, héritier de l’une des plus impressionnantes histoires du monde, souverain, et seul capable de rétablir le moment venu une indispensable paix de religion, pourrait, sans réagir, se laisser désarticuler méthodiquement par l’ancien colonisateur ottoman – horizon de justification califal, implicite, et borné aux strates d’un imaginaire vague, dans le grand rêve néo-ottomaniste, ou pas [lequel de toute façon ne saurait concerner ni les minorités religieuses, ni les sunnites plus ou moins sécularisés].
IV
Enfin, comme je le suggérai en commençant ce billet [fin du point 1], d’autres zones qu’Idleb demeurent sensibles, sans que la Turquie soit toujours au centre du jeu.
L’évolution la plus importante concerne l’élargissement continu de l’emprise étatsunienne dans l’immense région transeuphratique ; certes, en divers endroits, les Russes s’y trouvent, et bien entendu l’Armée Arabe Syrienne [qui se heurte parfois à des effectifs kurdes, ainsi le 16 avril à el-Qamichli, au nord d’el-Hasakah, à l’extrême nord-est de la Syrie, à la frontière turque], et au nord des troupes turques, dans une partie de la bande étroite courant entre la frontière et la M4 ; mais on est loin de la situation annoncée naguère – au début d’octobre 2019 – d’un retrait de Washington ; et la situation actuelle excède le simple contrôle de quelques ressources pétrolières, solution finalement arrêtée, en des termes d’un effrayant cynisme, par M. Trump à la fin du même mois.
L’on a eu droit, manifestant ce revirement, à tous les signes les plus évocateurs =
le 16 avril, d’importants exercices, avec des armes lourdes, dans la zone assez riche en huile qui se trouve au sud-est de Deir ez-Zor, ville stratégique située sur l’Euphrate [image ci-dessous] ; le propos était moins technique que communicationnel, avec le but de dissuader d’éventuelles forces de résistance à l’impérialisme étatsunien, nullement absentes parmi les populations arabes transeuphratiques.
Le flux de camions en provenance de l’Irak s’est poursuivi – parfois massif [un convoi de trois cents camions a été évoqués autour du 27 avril, tandis que la ronde des avions cargo était semble-t-il assez soutenue] -, se heurtant à des manifestations nettes d’hostilité de la part des villageois arabes de la région dans le gouvernorat de Hasakah, et essuyant parfois des tirs non identifiés, lesquels ont causé quelques pertes aux envahisseurs, au moins des blessés [ainsi le 20 avril], parfois des morts [dans le secteur pétrolier de la région de Deir ez-Zor par exemple le 27 avril] ; il en va de même lors des patrouilles qui sillonnent certaines parties de la région [image ci-dessous – une patrouille de militaires étatsuniens et de mercenaires kurdes le 28 avril].
Les impérialistes yankee recrutent eux aussi des mercenaires ; en dehors des miliciens kurdes, avec lesquels ils ont l’habitude de « travailler », ils ont récemment engagé un certain nombre – quelques centaines dit-on, huit cents peut-être – de mercenaires arabes de la région transeuphratique ; le denier de Judas de ces pauvres gens n’est pas bien élevé, puisque l’on parle de 350 $ par mois [si seulement ils acceptaient de tondre le gazon…] ; ils seraient entraînés ces semaines-ci par des cadres étatsuniens dans la base de Chadadi et placés ultérieurement, tout comme pour l’essentiel les Kurdes, autour des puits de pétrole détournés par Washington.
Le 29 avril, les forces étatsuniennes ont lancé, avec leurs mercenaires kurdes, une large opération de sécurisation de la région de Deir ez-Zor.
L’on a appris enfin à la fin d’avril que la base d’Istrahat Wazir, près d’Hasakah, était en cours de rénovation et d’agrandissement significatif
Autre aspect important, n’impliquant pas immédiatement Washington = la persistance, déjà évoquée dans cette chronique, d’effectifs significatifs de Daech dans la zone centrale de la partie syrienne du désert de Syrie [la Chamiyé dit-on, à partir du mot Cham, Levant], à quelques dizaines de km à l’est de Palmyre [Tadmor] en direction de Deir ez-Zor ; les forces loyales à Damas ont engagé le 17 avril 2020 une vaste offensive dans la partie orientale du gouvernorat de Homs pour en venir enfin à bout, après que, un peu plus tôt dans le mois, les forces d’État islamique aient elles-mêmes lancé une offensive vers l’ouest, certes repoussée mais inquiétante.
Faut-il rappeler que la « Coalition » n’a pas vraiment fait le travail d’éradication de Daech, tout simplement parce que la fonction de Daech dans le plan de Washington est de maintenir un suffisant chaos rendant difficile la restauration de la stabilité au Levant et en Mésopotamie [et le cas échéant ailleurs, on le sait – Afghanistan, Yémen, Libye, etc.] ; bien entendu, ce programme implique parfois que l’on élague le dangereux buisson lorsqu’il prend trop de volume, puisqu’il n’est pas question en cette affaire d’affinités de quelque ordre que ce soit mais d’une sorte de jeu pervers garantissant la possibilité pour Washington d’assurer son maintien en Orient [au nom, bien entendu, de la « War on Terror » !] et assurant à Israël qu’aucun voisin inamical solide et doté d’une certaine légitimité ne puisse concurrencer une suprématie régionale qui – hors la détention de l’arme nucléaire – n’est probablement pas si assurée que cela. Quant à l’offensive syrienne lancée le 17 avril dernier, il semble qu’elle ait remporté des succès au fil des jours contre le pâlissant Califat, sans qu’il soit possible de parler d’éradication d’ÉI en Syrie.
Vingt-deux mois après la conquête par les loyalistes du gouvernorat de Deraa, et une année et demie après la difficile pacification du gouvernorat de Soueyda – toujours dans la partie méridionale du pays -, l’Armée Arabe Syrienne persiste à nettoyer une région particulièrement sensible, à proximité d’Israël et de la Jordanie, de ses nombreuses caches d’armes ; ce sont des quantités fabuleuses d’armes occidentales qui continuent à être découvertes, incluant en nombre, par exemple, des missiles antitank étatsuniens TOW ; l’on pourra toujours raconter ce que l’on veut sur la provenance de ces armes = elles ne sont pas là sans l’accord des puissances atlantiques, et singulièremet de la première d’entre elles, eussent-elles été livrées par des puissances régionales – Arabie séoudite ou Qatar un temps, Israël sans doute dans la durée [Tel Aviv a en tout cas pourvu le jihad, en ces régions méridionales, de nourritures diverses et de médicaments en nombre, les innombrables boites de conserves ou de pilules ne laissent aucun doute sur cet aspect]
V
La Russie joue un jeu pour le moins complexe ; manifestement, le Kremlin souhaite, comme à son habitude dans cette affaire depuis septembre 2018, temporiser, afin d’essayer – mais est-ce possible ? – d’affermir l’effectivité de la souveraineté de la Syrie, mais sans aller surtout à l’affrontement avec la Turquie, dont on ne sait d’ailleurs jusqu’où il pourrait conduire au regard de la fébrilité aggravée de M. Trump en cette année électorale.
Pourtant, Moscou ne peut courir le risque de se laisser surprendre par un acte fou d’Ankara ; des armes assez sophistiquées, dit-on ces jours-ci, sont en cours de transfert par la Mer Noire, le Bosphore, la Mer de Marmara, les Dardanelles, la Méditerranée et les quais de Tartous en Syrie.
L’on aura à mon sens une idée plus claire des intentions de M. Erdogan assez vite ; il ne s’est pas autant avancé depuis deux mois, doublant à peu près son engagement par rapport à la situation antérieure au compromis de Moscou, pour demeurer désormais inerte ; ce type est fou, jusque dans ses calculs rationnels [le fou se reconnaît à cela justement] ; il ne pourra s’empêcher de le démontrer – je le crains.
En attendant, notre Syrie souffre ; une seule hirondelle a éclairé pour elle ce début de printemps ; Damas, privée d’une notable partie de ses puits de pétrole, aucunement aidée sur ce chapitre par la Russie [ce qui est un signe du souhait non mystérieux de M. Poutine d’imposer ses vues à M. Assad – lesquelles inclinent hélas plutôt au calamiteux départ de ce dernier], est victime d’une famine énergétique sans pareille depuis longtemps ; fort heureusement, l’Iran serait parvenue à lui livrer de grande quantités de pétrole malgré le blocus étatsunien ; c’est bête peut-être, puisque je ne suis ni iranien ni [depuis plus de treize siècles du moins – cendres et rêves] damascène, mais cela me fait grand – et deux fois – plaisir.