Légendes des images
La bataille de Valmy [20-21 septembre 1792]. Grande huile sur toile de Pierre-Victor Robiquet, [1907, Musée de l’Armée]. Robiquet, qui ne se consacra pas seulement à la peinture d’histoire, est assez oublié aujourd’hui, sa cote est assez modeste – certes pour des toiles peu comparables à celle-ci -, et cela peut se comprendre (en particulier dans la mesure où, dans cet ordre de thèmes picturaux, l’on est subjugué par la facilité accablante de son aîné Édouard Detaille ou par la charge d’émotion si singulière que communique Alphonse de Neuville, qui n’a toutefois rien donné à ma connaissance sur la Révolution et l’Empire). La toile de Robiquet est pourtant devenue l’une des évocations les plus connues de Valmy, et d’une certaine façon l’une des plus saisissantes contributions à la constitution de notre grand récit national, dont l’héroïne, la France, mal vêtue et mal chaussée, isolée et trahie, mais ardente et fière, échappe à chaque fois, bien tard, au gouffre qui paraît se creuser sous sa marche.
Au fond, l’on aura peu souvent saisi aussi bien que dans l’irrésistible mouvement de cette toile, dans ces libres corps penchés vers la gloire, et la mort peut-être, ce que les Italiens avaient accoutumé d’appeler la « Furia Francese » après – couronnant une expédition plutôt heureuse pour nos armes, chanceuse du moins, de laquelle, partis marquer nos droits et conquérir la gloire, nous ramenâmes la Renaissance – notre exploit de la bataille de Fornoue en 1495. Cette furie – celle du gentilhomme, lato sensu, à Fornoue, celle du citoyen à Valmy [eût-il appartenu à l’ancienne gentilhommerie] – consiste, contrhobbesiennement si l’on veut, à préférer la mort à presque tout, et en tout cas à la résignation et à la défaite, sous quelque forme que ce soit, et plus largement au déshonneur, lequel, pour un homme libre, gentilhomme en un temps, citoyen et donc d’une certaine manière gentilhomme en un autre – réside tout entier dans quelque autre sujétion que celle emportée par l’appartenance au corps politique ; telle est, dans la bataille, l’âme irrésistible des renversements inopinés de situation, qui permettent de bousculer rudement l’ennemi, de l’abattre ou de le mettre en déroute ; telle est l’âme, même, si l’on parvient à se hisser à la difficile constance, à l’inflexible patience – qui ne sont pas l’autre de la Furia, mais sa flexion dans le temps avant l’explosion de sa rouge beauté -, des résistances et des victoires historiques, militaires et politiques. À Fornoue, bloqués dans un vallon, luttant à un contre trois ou quatre, nous fûmes, a-t-on dit, mille à mourir en une heure, mais nous fîmes merveille, sauvâmes notre roi si fougueux, et tuâmes deux à quatre mille combattants de la Ligue de Venise, italo-impériale.
Quelles que purent être, à Valmy, les exactes circonstances de la victoire sur l’armée prussienne et autrichienne – on ne saurait au demeurant en retrancher l’élan magnifique de nos troupes [le fameux « cri de Valmy », qui frappa l’ennemi d’un sombre pressentiment et parut le pétrifier], ni les choix heureux effectués par les généraux Dumouriez et Kellerman -, il n’est pas surprenant qu’elle ait été constituée en une manière de mythe fondateur de la France nouvelle : dans des circonstances stratégiques et politiques difficiles, la Révolution avait besoin d’une victoire pour poursuivre sa carrière, et peut-être même seulement de montrer qu’elle pouvait tenir bon face à tant d’ennemis ; les formes de cette victoire manifestaient l’invention d’un monde tout à fait inédit, en Europe du moins, même si, du côté français, les militaires de carrière étaient majoritaires, contrairement à la croyance la plus répandue ; c’est en en explorant brillamment les voies que la Révolution et l’Empire allaient s’imposer – un temps – à l’Europe coalisée.
Si vous vous rendez à Valmy, vous y découvrirez une statue de Francisco de Miranda et un buste de Simon Bolivar – étrange tête à tête au fond. Le premier, éblouissant officier vénézuélien, très brillant militaire, et fort courageux, général de brigade dans notre armée depuis la fin d’août 1792 [de division bientôt], participa effectivement à la bataille : son choix girondin – fort intelligible, révélateur sans doute d’un certain tour d’esprit de nombreux révolutionnaires latino-américains d’alors, un peu triste à mon sentiment – le conduira vers son plus profond destin, tissé d’or et de gris, et il contribuera à l’émancipation des Amériques latines, comme bien entendu Bolivar, le Libertador. [Mais ce dernier devra le briser et le livrer aux espagnols – jugeant au fond son modérantisme, son sens excessif de la diplomatie, inférieurs aux exigences de la libération américaine.] Lisant tel ou tel billet de ce blogue, l’on ne manquera pas de discerner un étrange clin d’œil de l’histoire – de celle de ces enseignements aussi d’ailleurs, si négligeables soient-ils – dans cette rencontre, dans le pays d’Argonne, à la charnière de la Champagne et de la Lorraine, des émancipateurs des Amériques et des défenseurs du sol sacré de la patrie, lesquels, pour arrêter les mêmes agresseurs, viendront à nouveau mêler ici leur sang à la boue lors de la bataille de l’Argonne de septembre 1915.
Ci-dessous, l’on trouvera, puisque j’ai évoqué Neuville en passant, la reproduction de la plus fameuse de ses toiles : « Les dernières cartouches »[1873]. Cette composition bouleversa un pays meurtri, et contribua à lui redonner courage, et même confiance en lui-même : il avait pu perdre ; ce n’était pas le signe, après une si longue histoire, d’une infériorité collective d’âme ; il s’agissait simplement de déchiffrer les recettes du succès allemand, ce que l’on ne manqua pas d’essayer de faire. [Ceux que cet aspect intéresse pourront se reporter au livre classique de Digeon, La crise allemande de la pensée française, et le cas échéant le compléter par l’un de mes textes d’extrême jeunesse, Administration et organisation. De l’organisation de la bataille à la bataille de l’organisation dans l’administration française.] Il s’agit ici d’un épisode de la bataille de Bazeilles, le 1er septembre, la veille de la capitulation de Napoléon III à Sedan. [Napoléon III jouit d’une grande chance posthume : tous nos hommes politiques ou presque le placent très haut. A mon sens, il fut le plus nul de ceux de nos gouvernants qui ont laissé une trace significative dans l’histoire nationale ; sa politique extérieure en particulier, militaire mais aussi commerciale, fut un complet désastre ; peut-être des hommes politiques eux-mêmes calamiteux se retrouvent-ils dans sa pauvre figure – je crains qu’ils ne lui soient encore inférieurs toutefois.] Quoi qu’il en soit, l’héroïsme ne fit certes pas défaut en 1870 [tout comme en quarante – des hommes magnifiques perdent parfois…]. La scène évoquée par le sensible Neuville fut terrible : cinquante marsouins des troupes de marine [la deuxième brigade de la « division bleue »], encerclés par un entier régiment bavarois, tentèrent de tenir bon aux abords puis à l’intérieur d’une auberge ; trente-cinq moururent ; les quinze derniers tirèrent jusqu’à leur dernière cartouche et ne purent ne pas s’incliner.
QUELQUES MOTS SUR LE SITE
Ce site n’a d’autre vocation à cette heure que d’accompagner deux cours donnés par un simple professeur de l’Université Panthéon-Assas.
Il ne reprend pas le contenu des cours : il le croise ou le complète.
Les billets sont installés à mesure d’une rédaction assez peu préméditée. Certains demeurent ainsi incomplets, faute de temps, pendant quelques semaines. Cette façon de procéder présente du moins un avantage : donner à voir un travail qui se fait.
Trouvera-t-on ces imaginaires papiers hétérogènes ? L’on se dira qu’ils sont appelés par deux enseignements distincts, et l’on se montrera indulgent.
Sera-t-on plus pénétrant ? L’on ne manquera pas de découvrir la vigoureuse unité de l’ensemble. Mais celle-ci, au fond, n’est pas au « programme ». Et l’on pourra ne s’en pas soucier.
S’il fallait esquisser les orientations intellectuelles les plus générales qui président à cette unité, l’on pourrait énumérer, dans un ordre très relatif : la sensibilité à la ténuité – et davantage – des « faits », comme à l’obstination du silence des « textes », l’assentiment donné à la difficulté insurmontable de la conjecture, la critique des illusions du « savoir », l’intelligence de l’interprétation comme lutte, une conception « copernicienne » de la signification, une démarche tout entière instruite par l’idéalisme philosophique le plus radical [inspiré en particulier par le fameux « Nothing is real » du philosophe John Lennon – un peu trop dogmatique certes en sa formulation] et animée – mais sans le détour d’une ontologie en forme, comme une simple dépendance de la liberté réfléchie d’une part, et d’autre part d’un sentiment devenu irrésistible, l’immédiat sentiment qu’éprouve de lui-même l’esprit – par le spiritualisme le plus assumé [nullement inattentif pourtant aux constructions, soit d’un Hobbes, soit du matérialisme historique], la préoccupation la plus aiguë de l’autonomie de sujets libres et de ses implications, en particulier politiques [se déployât-elle sur les fonds obscurs de l’inconscient et sous l’horizon constituant d’une culture, dernier aspect autorisant le dessein de développer une certaine pénétration herméneutique des jeux de forme en lesquels s’accomplit la présence au monde, et rendant particulièrement attentif aux voies de l’institution mythique, individuelle et collective, de soi].
« Politiquement », et comme une conséquence peu surprenante de tels aspects évoqués, le Pr Rials se revendique en particulier de Jean-Jacques Rousseau ; il est un adversaire résolu du « despotisme éclairé », de toutes les prétendues dictatures de la « Raison » [la pensée, aujourd’hui, du TINA, « There is no alternative »], qu’il a le mauvais goût de déchiffrer comme les masques cyniques de la domination de certains intérêts de classe [à cette heure, ultimement, la classe des grands capitalistes globaux] ; il soutient les luttes de tous les peuples – y compris le sien – aspirant à faire s’accomplir la liberté de chacun dans la souveraineté du corps politique ; dans le même esprit, il tend à penser qu’une véritable liberté politique ne saurait survivre à l’excès des inégalités [tel qu’il se manifeste ainsi dans la possibilité pour un seul, ou pour un très petit nombre, de posséder un empire de presse et d’en assumer sans ciller les pertes, en captant certes des aides publiques qui, dans ces conditions, n’ont aucun lieu d’être] ; pas davantage à la destruction méthodique de ces particularités culturelles en lesquelles se forge un « Moi commun » sans lequel aucune volonté générale ne saurait se donner à voir comme à l’œil nu ; aucunement non plus à l’anéantissement progressif de l’État national [fort avancé désormais], seul garant de la puissance du peuple sur lui-même ; et bien entendu pas à l’oubli, consommé à cette heure, de la devise Salus Populi Suprema Lex esto. [Celle-ci demeure formellement celle de l’État du Missouri qui l’a apprise – soit dans le Second traité du gouvernement civil de Locke – § 158 : « SPSL, is certainly so just and fundamental a Rule, that he, who sincerely follows it, cannot dangerously err. » – ; soit chez Cicéron, qui porte au De Legibus, III, 8, l’exacte formule, avec l’impératif esto – ; peut-être dans les Leges duodecim tabularum, lesquelles, telles qu’on les reconstituaient, devaient porter que le juge n’agît pas contre une telle considération – il se trouve, mais je ne suis pas assez savant pour éclaircir cette intéressante affaire, que les présentations de la Loi des douze Tables auxquelles ont peut accéder aujourd’hui semblent silencieuses sur cet aspect.]
De façon plus incarnée, il aime très particulièrement les élites romaines et gallo-romaines christianisées de l’Antiquité la plus tardive, Saint Louis et son siècle, Sainte Jeanne d’Arc, la politique extérieure capétienne contre les empires, le Grand Siècle, et tout particulièrement le Grand Roi, la Grande Révolution et singulièrement la « Patrie en danger » de 1792, Valmy, la levée en masse de 1793, et le gouvernement révolutionnaire, tel que justifié, en des temps paroxystiques, par Robespierre dans son profond rapport du 5 nivôse an II [qui livre la clef fort oubliée désormais – et donc la justification et la limite – « du droit constitutionnel » et « du droit » en général], l’héroïsme de nos soldats pendant la Première guerre mondiale, le Général de Gaulle et le Programme du Conseil National de la Résistance, les « progressismes » anti-impérialistes latino-américains, avec une particulière estime pour Hugo Chavez.
Catholique romain dans la tradition gallicane, son admiration d’ensemble pour la Révolution ne l’incline pour autant à aucune indulgence envers la catastrophique Constitution civile du Clergé, aboutissement malencontreux de l’érudite radicalité gallicane et cause de divisions inexpiables et malheureuses dont il n’est pas certain qu’elles ne pèsent pas encore, dans une certaine mesure, sur notre pays.
Le Professeur Rials surpris à la sortie de son cours de Grandes doctrines le 2 décembre 2016 par son fils Louis-Cyprien