Textes

 

Sept ou huit textes viendront à mesure.

Ils illustrent certains propos de l’introduction au site.

Je porte en premier le beau et fameux discours de Robespierre en Nivôse an II. Peut-on sérieusement considérer – malgré les apparences, et la violence des circonstances – que ces pages forment une mauvaise leçon d’introduction au droit constitutionnel fondamental [ou selon les fins] ? Presque tous le penseraient sans doute aujourd’hui ; mais qui lit encore Robespierre à la faculté de droit ? et l’empire – dissimulateur – de la technique n’a-t-il pas pour vocation première de masquer les fins, d’effacer en particulier le peuple, principe et fin de toute constitution ? Le soupçon robespierriste dénonce la ruse suprême de l’idolâtrie des moyens ; quoi de plus actuel ? Et le droit constitutionnel contemporain, en tous ses montages grossièrement subtils, dilatés à l’échelle de l’Europe, n’est-il pas celui de la plus irrésistible domination ?

 

 

Robespierre, Principes du gouvernement révolutionnaire.png

 

 

« Les temples des dieux ne sont pas faits pour servir d’asyles aux sacrilèges qui viennent les profaner ; ni la constitution, pour protéger les complots des tyrans qui cherchent à la détruire. […] le gouvernement révolutionnaire […] est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple ; sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité. » [Maximilien de Robespierre, le 5 Nivôse an II, 25 décembre 1793]

 

[CONVENTION NATIONALE]

RAPPORT SUR

LES PRINCIPES DU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE FAIT AU NOM   DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC,

PAR MAXIMILIEN ROBESPIERRE.

[Imprimé par ordre de la Convention.

Le 5 Nivôse de l’an second de la République une & indivisible.]

 

  

[orthographe originaire, d’ailleurs assez irrégulière dans une période de transition orthographique ; quelques variantes dans l’édition donnée des Œuvres par Laponneraye, t. III, pp. 511 sq.]

 

Citoyens-représentans du peuple,  

Les succès endorment les ames foibles ; ils aiguillonnent les ames fortes.

Laissons l’Europe et l’histoire vanter les miracles de Toulon, et préparons de nouveaux triomphes à la liberté.

Les défenseurs de la République adorent la maxime de César ; ils croient qu’on n’a rien fait tant qu’il reste quelque chose à faire. Il nous reste encore assez de dangers pour occuper tout notre zèle.

Vaincre des Anglais et des traîtres, est une chose assez facile à la valeur de nos soldats républicains : il est une entreprise non moins importante et plus difficile ; c’est de confondre par une énergie constante les intrigues éternelles de tous les ennemis de notre liberté, et de faire triompher les principes sur lesquels doit s’asseoir la prospérité publique.

Tels sont les premiers devoirs que vous avez imposés à votre comité de salut public.

Nous allons développer d’abord les principes et la nécessité du gouvernement révolutionnaire ; nous montrerons ensuite la cause qui tend à le paralyser dans sa naissance.

La théorie du gouvernement révolutionnaire est aussi neuve que la révolution qui l’a amené. Il ne faut pas la chercher dans les livres des écrivains politiques, qui n’ont point prévu cette révolution, ni dans les lois des tyrans, qui, contens d’abuser de leur puissance, s’occupent peu d’en rechercher la légitimité ; aussi ce mot n’est-il pour l’aristocratie qu’un sujet de terreur ou un texte de calomnie ; pour les tyrans , qu’un scandale ; pour bien des gens, qu’une énigme ; il faut l’expliquer à tous pour rallier au moins les bons citoyens aux principes de l’intérêt public.

La fonction du gouvernement est de diriger les forces morales et physiques de la nation vers le but de son institution.

Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République : celui du gouvernement revolutionnaire est de la fonder.

La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis : la constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible.

Le gouvernement révolutionnaire a besoin d’une activité extraordinaire, précisément parce qu’il est en guerre. Il est soumis à des règles moins uniformes et moins rigoureuses, parce que les cir- constances où il se trouve sont orageuses et mobiles, et sur-tout parce qu’il est forcé à déployer sans cesse des ressources nouvelles et rapides, pour des dangers nouveaux et pressans.

Le gouvernement constitutionnel s’occupe principalement de la liberté civile ; et le gouvernement révolutionnaire, de la liberté publique. Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique : sous le régime révolutionnaire, la puissance publique elle-même est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l’attaquent.

Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort.

Ces notions suffisent pour expliquer l’origine et la nature des lois que nous appellons révolutionnaires. Ceux qui les nomment arbitraires ou tyranniques sont des sophistes stupides ou pervers qui cherchent à confondre les contraires ; ils veulent soumettre au même régime la paix et la guerre, la santé et la maladie, ou plutôt ils ne veulent que la résurrection de la tyrannie et la mort de la patrie. S’ils invoquent l’exécution littérale des adages constitutionnels, , ce n’est que pour les violer impunément. Ce sont des lâches assassins qui , pour égorger sans péril la République au berceau, s’efforcent de la garotter avec des maximes vagues dont ils savent bien se dégager eux-mêmes.

Le vaisseau constitutionnel n’a point été construit pour rester toujours dans le chantier ; mais falloit-il le lancer à la mer au sort de la tempête, et sous l’influence des vents contraires ? C’est ce que vouloient les tyrans et les esclaves qui s’étoient opposés à sa construction ; mais le peuple français vous a ordonné d’attendre le retour du calme. Ses vœux unanimes , couvrant tout-à-coup les clameurs de l’aristocratie et du fédéralisme, vous ont commandé de le délivrer d’abord de tous ses ennemis.

Les temples des dieux ne sont pas faits pour servir d’asyles aux sacrilèges qui viennent les profaner ; ni la constitution, pour protéger les complots des tyrans qui cherchent à la détruire.

Si le gouvernement révolutionnaire doit être plus actif dans sa marche , et plus libre dans ses mouvemens, que le gouvernement ordinaire, en est-il moins juste et moins légitime ? Non. Il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple : sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité.

Il a aussi ses règles, toutes puisées dans la justice et dans l’ordre public. Il n’a rien de commun avec l’anarchie, ni avec le désordre ; son but au contraire est de les réprimer, pour amener et pour affermir le règne des lois. Il n’a rien de commun avec l’arbitraire ; ce ne sont point les passions particulières qui doivent le diriger, mais l’intérêt public.

Il doit se rapprocher des principes ordinaires et généraux, dans tous les cas où ils peuveut être rigoureusement appliqués, sans compromettre la liberté publique. La mesure de sa force doit être l’audace ou la perfidie des conspirateurs. Plus il est terrible aux méchans, plus il doit être favorable aux bons. Plus les circonstances lui imposent de rigueurs nécessaires, plus il doit s’abstenir des mesures qui gênent inutilement la liberté, et qui froissent les intérêts privés, sans aucun avantage public.

Il doit voguer entre deux écueils, la foiblesse & la témérité, le modérantisme et l’excès ; le modérantisme, qui est à la modération ce que l’impuissance est à la chasteté, et l’excès, qui ressemble à l’énergie, comme l’hydropisie à la santé.

Les tyrans ont constamment cherché à nous faire reculer vers la servitude, par les routes du modérantisme ; quelquefois aussi ils ont voulu nous jeter dans l’extrémité opposée. Les deux extrêmes aboutissent au même point. Que l’on soit en-deçà ou au-delà du but, le but est également manqué. Rien ne ressemble plus à l’apôtre du fédéralisme que le prédicateur intempestif de la République une et universelle. L’ami des rois et le procureur-général du genre humain s’entendent assez bien. Le fanatique couvert de scapulaires, et le fanatique qui prêche l’athéisme, ont entr’eux beaucoup de rapports. Les barons démocrates sont les frères des marquis de Coblentz ; et quelquefois les bonnets rouges sont plus voisins des talons rouges qu’on ne pourroit le penser.

Mais c’est ici que le gouvernement a besoin d’une extrême circonspection ; car tous les ennemis de la liberté veillent pour tourner contre lui , non-seulement ses fautes, mais même ses mesures les plus sages. Frappe-t-il sur ce qu’on appelle exagération ? ils cherchent à relever le modérantisme et l’aristocratie. S’il poursuit ces deux monstres, ils poussent de tout leur pouvoir à l’exagération. Il est dangereux de leur laisser les moyens d’égarer le zèle des bons citoyens ; il est plus dangereux encore de décourager et de persécuter les bons citoyens qu’ils ont trompés. Par l’un de ses abus, la République risqueroit d’expirer dans un mouvement convulsif ; par l’autre, elle périroit infailliblement de langueur.

Que faut-il donc faire ? Poursuivre les inventeurs coupables des systèmes perfides, protéger le patriotisme, même dans ses erreurs ; éclairer les patriotes, et élever sans cesse le peuple à la hauteur de ses droits et de ses destinées.

Si vous n’adoptez cette règle, vous perdez tout.

S’il falloit choisir entre un excès de ferveur patriotique et le néant de l’incivisme, ou le marasme du modérantisme, il n’y auroit pas à balancer. Un corps vigoureux, tourmenté par une surabondance de sève, laisse plus de ressources qu’un cadavre.

Gardons-nous sur-tout de tuer le patriotisme, en voulant le guérir.

Le patriotisme est ardent par sa nature. Qui peut aimer froidement la Patrie ? Il est particulièrement le partage des hommes simples, peu capables de calculer les conséquences politiques d’une démarche civique par son motif. Quel est le patriote, même éclairé, qui ne se soit jamais trompé ? Eh ! si l’on admet qu’il existe des modérés et des lâches de bonne-foi, pourquoi n’existeroit-il pas des patriotes de bonne-foi, qu’un sentiment louable emporte quelquefois trop loin ? Si donc on regardoit comme criminels tous ceux qui, dans le mouvement révolutionnaire, auroient dépassé la ligne exacte tracée par la prudence, on envelopperoit, dans une proscription commune, avec les mauvais citoyens, tous les amis naturels de la liberté, vos propres amis & tous les appuis de la République. Les émissaires adroits de la tyrannie, après les avoir trompés, deviendroient eux-mêmes leurs accusateurs & peut-être leurs juges.

Qui donc démêlera toutes ces nuances ? qui tracera la ligne de démarcation entre tous les excès contraires ? L’amour de la patrie & de la vérité. Les rois & les frippons chercheront toujours à l’effacer : ils ne veulent point avoir affaire avec la raison ni avec la vérité.

En indiquant les devoirs du gouvernement révolutionnaire, nous avons marqué ses écueils. Plus son pouvoir est grand, plus son action est libre & rapide ; plus il doit être dirigé par la bonne-foi. Le jour où il tombera dans des mains impures ou perfides, la liberté sera perdue ; son nom deviendra le prétexte & l’excuse de la contre-révolution même ; son énergie sera celle d’un poison violent.

Aussi la confiance du peuple français est-elle attachée au caractère que la Convention nationale a montré plus qu’à l’institution même.

En plaçant toute sa puissance dans vos mains, il a attendu de vous que votre gouvernement seroit bienfaisant pour les patriotes, autant que redoutable aux ennemis de la patrie. Il vous a imposé le devoir de déployer en même-temps tout le courage & la politique nécessaires pour les écraser, & sur-tout d’entretenir parmi vous l’union dont vous avez besoin pour remplir vos grandes destinées.

La fondation de la République française n’est point un jeu d’enfant. Elle ne peut être l’ouvrage du caprice ou de l’insouciance, ni le résultat fortuit du choc de toutes les prétentions particulières & de tous les élémens révolutionnaires. La sagesse, autant que la puissance, présida à la création de l’univers. En imposant à des membres tirés de votre sein la tâche redoutable de veiller sans cesse sur les destinées de la patrie, vous vous êtes donc imposé vous-mêmes la loi de leur prêter l’appui de votre force & de votre confiance. Si le gouvernement révolutionnaire n’est secondé par l’énergie, par les lumières, par le patriotisme & par la bienveillance de tous les représentans du peuple, comment aura-t-il une force de réaction proportionnée aux efforts de l’Europe qui l’attaque, & de tous les ennemis de la liberté qui pressent sur lui de toutes parts ?

Malheur à nous, si nous ouvrons nos ames aux perfides insinuations de nos ennemis, qui ne peuvent nous vaincre qu’en nous divisant ! malheur à nous si nous brisons le faisceau, au lieu de le resserrer ; si les intérêts privés, si la vanité offensée se fait entendre à la place de la patrie et de la vérité !

Elevons nos ames à la hauteur des vertus républicaines et des exemples antiques. Thémistocle avoit plus de génie que le Général Lacédémonien qui commandoit la flotte des Grecs : cependant quand celui-ci, pour réponse à un avis nécessaire qui devoit sauver la patrie, leva son bâton pour le frapper, Thémistocle se contenta de lui répli- quer : « frappe, mais écoute », et la Grèce triompha du tyran de l’Asie. Scipion valoit bien un autre Général Romain : Scipion, après avoir vaincu Annibal et Carthage, se fit une gloire de servir sous les ordres de son ennemi. O vertu des grands cœurs ! que sont devant toi toutes les agitations de l’orgueil et toutes les prétentions des petites ames ? O vertu, es-tu moins nécessaire pour fonder une République, que pour la gouverner dans la paix ? O patrie, as-tu moins de droits sur les représentans du peuple français, que la Grèce et Rome sur leurs généraux ? Que dis-je ? si parmi nous les fonctions de l’administration révolutionnaire ne sont plus des devoirs pénibles, mais des objets d’ambition, la République est déjà perdue.

Il faut que l’autorité de la Convention nationale soit respectée de toute l’Europe ; c’est pour la dégrader, c’est pour l’annuller que les tyrans épuisent toutes les ressources de leur politique, et prodiguent leurs trésors. Il faut que la Convention prenne la ferme résolution de préférer son propre gouvernement à celui du cabinet de Londres et des cours de l’Europe ; car si elle ne gouverne pas, les tyrans régneront.

Quels avantages n’auroient-ils pas dans cette guerre de ruse et de corruption qu’ils font à la République ! Tous les vices combattent pour eux : la République n’a pour elle que les vertus. Les vertus sont simples, modestes, pauvres, souvent ignorantes, quelquefois grossières ; elles sont l’apanage des malheureux et le patrimoine du peuple. Les vices sont entourés de tous les trésors, armés de tous les charmes de la volupté et de toutes les amorces de la perfidie ; ils sont escortés de tous les talens dangereux exercés pour le crime.

Avec quel art profond les tyrans tournent contre nous, je ne dis pas nos passions et nos foiblesses, mais jusqu’à notre patriotisme !

Avec quelle rapidité pourroient se développer les germes de division qu’ils jettent au milieu de nous, si nous ne nous hâtons de les étouffer !

Graces à cinq années de trahison et de tyrannie ; graces à trop d’imprévoyance et de crédulité ; à quelques traits de vigueur trop tôt démentis par un repentir pusillanime, l’Autriche , l’Angleterre, la Russie, la Prusse, l’Italie ont eu le temps d’établir en France un gouvernement secret, rival du gouvernement français. Elles ont aussi leurs comités, leur trésorerie, leurs agens ; ce gouvernement acquiert la force que nous ôtons au nôtre ; il a l’unité qui nous a long-temps manqué ; la politique dont nous croyons trop pouvoir nous passer ; l’esprit de suite et le concert dont nous n’avons pas toujours assez senti la nécessité.

Aussi les cours étrangères ont-elles dès long- temps vomi sur la France tous les scélérats habiles qu’elles tiennent à leur solde. Leurs agens infestent encore nos armées ; la victoire même de Toulon en est la preuve ; il a fallu toute la bravoure des soldats, toute la fidélité des généraux, tout l’héroïsme des représentans du peuple, pour triompher de la trahison. Ils délibèrent dans nos administrations, dans nos assemblées sectionnaires ; ils s’introduisent dans nos clubs ; ils ont siégé jusques dans le sanctuaire de la représentation nationale ; ils dirigent et dirigeront éternellement la contre- révolution sur le même plan.

Ils rodent autour de nous ; ils surprennent nos secrets ; ils caressent nos passions ; ils cherchent à nous inspirer jusqu’à nos opinions ; ils tournent contre nous nos résolutions. Etes-vous foibles ? ils louent votre prudence. Etes-vous prudens ? ils vous accusent de foiblesse ; ils appellent votre courage, témérité ; votre justice, cruauté. Ménagez-les, ils conspirent publiquement ; menacez-les, ils cons- pirent dans les ténèbres, et sous le masque du patriotisme. Hier ils assassinoient les défenseurs de la liberté ; aujourd’hui ils se mêlent à leurs pompes funèbres, et demandent pour eux des honneurs divins, épiant l’occasion d’égorger leurs pareils. Faut-il allumer la guerre civile ? ils prêchent toutes les folies de la superstition. Sa guerre civile est-elle près de s’éteindre par les flots du sang français ? ils abjurent et leur sacerdoce et leurs dieux pour la rallumer.

On a vu des Anglais, des Prussiens, se répandre dans nos villes et dans nos campagnes, annonçant, au nom de la Convention nationale, une doctrine insensée ; on a vu des prêtres déprêtrisés, à la tête des rassemblemens séditieux dont la religion étoit le motif ou le prétexte. Déjà des patriotes, entraînés à des actes imprudens, par la seule haine du fanatisme, ont été assassinés ; le sang a déjà coulé dans plusieurs contrées pour ces déplorables querelles, comme si nous avions trop de sang pour combattre les tyrans de l’Europe. O honte! ô foiblesse de la raison humaine ! une grande nation a paru le jouet des plus méprisables valets de la tyrannie !

Les étrangers ont paru quelque temps les arbitres de la tranquillité publique. L’argent circuloit ou disparoissoit à leur gré. Quand ils vouloient, le peuple trouvoit du pain ; quand ils vouloient, le peuple en étoit privé ; des attroupemens aux portes des boulangers se formoient et se dissipoient à leur signal. Ils nous environnent de leurs sicaires, de leurs espions ; nous le savons, nous le voyons, et ils vivent ! ils semblent inaccessibles au glaive des lois. Il est plus difficile, même aujourd’hui, de punir un conspirateur important, que d’arracher un ami de la liberté des mains de la calomnie.

A peine avons-nous dénoncé les excès faussement philosophiques, provoqués par les ennemis de la France ; à peine le patriotisme a-t-il prononcé dans cette tribune le mot ultra-révolutionnaire, qui les désignoit ; aussitôt les traîtres de Lyon, tous les partisans de la tyrannie se sont hâtés de l’appliquer aux patriotes chauds et généreux qui avoient vengé le peuple et les lois. D’un côté ils renouvellent l’ancien systême de persécution contre les amis de la République ; de l’autre ils invoquent l’indulgence, en faveur des scélérats couverts du sang de la patrie.

Cependant leurs crimes s’amoncèlent ; les cohortes impies des émissaires étrangers se recrutent chaque jour ; la France en est inondée ; ils attendent, et ils attendront éternellement un moment favorable à leurs desseins sinistres. Ils se retranchent, ils se cantonnent, au milieu de nous ; ils élèvent de nouvelles redoutes, de nouvelles batteries contre-révolutionnaires, tandis que les tyrans qui les soudoient rassemblent de nouvelles armées.

Oui, ces perfides émissaires qui nous parlent, qui nous caressent, ce sont les frères, ce sont les complices des satellites féroces qui ravagent nos moissons, qui ont pris possession de nos cités et de nos vaisseaux achetés par leurs maîtres, qui ont massacré nos frères, égorgé sans pitié nos prisonniers, nos femmes, nos enfans, et les représentans du peuple français ; que dis-je ? Les monstres qui ont commis ces forfaits sont mille fois moins atroces que les misérables qui déchirent secrètement nos entrailles ; et ils respirent, et ils conspirent impunément !

Ils n’attendent que des chefs pour se rallier ; ils les cherchent au milieu de vous. Leur principal objet est de nous mettre aux prises les uns avec les autres. Cette lutte funeste releveroit les espérances de l’aristocratie, renoueroit les trames du fédéralisme ; elle vengeroit la faction girondine, de la loi qui a puni ses forfaits ; elle puniroit la Montagne de son dévouement sublime ; car c’est la Montagne, ou plutôt la Convention qu’on attaque, en la divisant, et en détruisant son ouvrage.

Pour nous, nous ne ferons la guerre qu’aux Anglais, aux Prussiens, aux Autrichiens et à leurs complices. C’est en les exterminant que nous répondrons aux libelles. Nous ne savons haïr que les ennemis de la patrie.

Ce n’est point dans le cœur des patriotes ou des malheureux qu’il faut porter la terreur ; c’est dans les repaires des brigands étrangers où l’on partage les dépouilles et où l’on boit le sang du Peuple français.

Le comité a remarqué que la loi n’étoit point assez prompte pour punir les grands coupables. Des étrangers, agens connus des rois coalisés ; des généraux teints du sang des Français, d’anciens complices de Dumouriez, de Custine et de Lamarlière, sont depuis long-temps en état d’arrestation et ne sont point jugés.

Les conspirateurs sont nombreux ; ils semblent se multiplier, et les exemples de ce genre sont rares [sic]. La punition de cent coupables obscurs et subalternes est moins utile à la liberté, que le supplice d’un chef de conspiration.

Les membres du tribunal révolutionnaire, dont en général on peut louer le patriotisme et l’équité, ont eux-mêmes indiqué au comité de salut public les causes qui quelquefois entravent sa marche sans la rendre plus sûre, et nous ont demandé la réforme d’une loi qui se ressent des temps malheureux où elle a été portée. Nous vous proposerons d’autoriser le comité à vous présenter quelques changemens à cet égard, qui tendront également à rendre l’action de la justice plus propice encore à l’innocence, et en même-temps plus inévitable pour le crime et pour l’intrigue. Vous l’avez même déja chargé de ce soin, par un décret précédent.

Nous vous proposerons, dès ce moment, de faire hâter le jugement des étrangers et des généraux prévenus de conspiration avec les tyrans qui nous font la guerre.

Ce n’est pas assez d’épouvanter les ennemis de la patrie ; il faut secourir ses défenseurs. Nous solliciterons donc de votre justice quelques dispositions en faveur des soldats qui combattent et qui souffrent pour la liberté.

L’armée française n’est pas seulement l’effroi des tyrans ; elle est la gloire de la nation et de l’humanité ; en marchant à la victoire, nos vertueux guerriers crient : vive la République ; en tombant sous le fer ennemi, leur cri est : vive la République. Leurs dernières paroles sont des hymnes à la liberté ; leurs dernièrs soupirs sont des vœux pour la patrie. Si tous les chefs avoient valu les soldats, l’Europe seroit vaincue depuis long-temps. Tout acte de bienfaisance envers l’armée est un acte de reconnoissance nationale.

Les secours accordés aux défenseurs de la patrie et à leurs familles nous ont paru trop modiques. Nous croyons qu’ils peuvent être, sans inconvenient, augmentés d’un tiers. Les immenses ressources de la République, en finances, permettent cette mesure : la patrie la réclame.

Il nous a paru aussi que les soldats estropiés, les veuves & les enfans de ceux qui sont morts pour la patrie, trouvoient, dans les formalités exigées par la loi, dans la multiplicité des demandes, quelquefois dans la froideur ou dans la malveillance de quelques administrateurs subalternes, des difficultés qui retardoient la jouissance des avantages que la loi leur assure. Nous avons cru que le remède à cet inconvénient étoit de leur donner des défenseurs officieux établis par elle, pour leur faciliter les moyens de faire valoir leurs droits.

D’après tous ces motifs, nous vous proposons le décret suivant :

 

La Convention nationale décrète :

 

A r t i c l e p r e m i e r

L’accusateur public du tribunal révolutionnaire fera juger incessamment Diétrich, Custine, fils du général puni par la loi, Desbrullis, Biron, Barthelemy, et tous les généraux et officiers prévenus de complicité avec Dumouriez, Custine, Lamarlière, Houchard…. ; il fera juger pareillement les étrangers, banquiers et autres individus prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués contre la République.    

 

I I.

Le comité de salut public fera, dans le plus court délai, son rapport sur les moyens de perfectionner l’organisation du tribunal révolutionnaire.  

 

I I I.

Les secours et récompenses accordés par les décrets précédens aux défenseurs de la patrie blessés en combattant pour elle, ou à leurs veuves et à leurs enfans, sont augmentés d’un tiers.  

 

I V.

Il sera créé une commission chargée de leur faciliter la jouissance des droits que la loi leur donne.  

 

V.

Les membres de cette commission seront nommés par la Convention nationale, sur la proposition du comité de salut public.  

 

Nota. Le projet de décret a été adopté par la Convention nationale.  

 

A DIJON, DE L’IMPRIMERIE DE J.B. CAPEL.

 

 

Louis Léopold Boilly, Portrait présumé de Robespierre.png

Louis Léopold Boilly, Portrait présumé de Robespierre. La révolution – pas le débraillé… Cette huile sur toile d’assez petite taille – dont l’imputation à Boilly ne saurait guère faire de doute pour ceux qui connaissent la manière de ce très bon peintre – est presque assurément un portrait du grand révolutionnaire : l’article donné à ce propos par Fernand Beaucamp est à mon sens persuasif dans l’ensemble, et suffisamment en tout cas pour que l’on ne puisse douter de l’identité du sujet [« Un portrait inconnu de Robespierre […] », Revue du Nord, 1928, n° 53]. Robespierre est plausiblement peint dans une pièce – meublée de façon particulièrement simple – de la maison du menuisier Maurice Duplay, révolutionnaire fort avancé [il sera plus tard proche des milieux babouvistes dont son neveu, héros de Valmy, sera un pilier], artisan plutôt aisé chez lequel l’Incorruptible a habité à partir de la fin de l’été de 1791, entretenant peut-être [cet aspect pas tout à fait négligeable a été très discuté] une relation amoureuse platonique avec l’une de ses filles, Éléonore, beau type, dit-on, de Romaine des temps républicains, ou même de Spartiate, sous la Révolution. De nombreux documents permettent de reconnaître ici, non seulement les traits de Maximilien, mais l’une de ses tenues favorites : en pleine révolution, son élégance un peu surannée déjà et sa perruque légèrement poudrée le signalaient bien sûr. Bien entendu, la fameuse « malle du départ d’Arras » achève d’assurer de l’identité du personnage représenté : pauvre – affectant une pauvreté ostentatoire, suggèrent ses détracteurs – Robespierre aurait même dû, après son élection comme député aux États généraux, emprunter cette forte valise à une dame artésienne du nom de Marchand.

La personnalité de Robespierre a fait couler plus d’encre que de sang. L’on peinerait d’ailleurs à démontrer que la Révolution, assurément très violente, d’emblée – comment eût-il pu en aller autrement tandis que s’effondrait un ancien régime, certes moribond, mais qui avait été grand et affectait bien entendu tous les aspects de la présence au monde des régnicoles ? -, ait causé dans son mouvement propre un nombre très remarquable de morts [si l’on ne compte pas des guerres auxquelles, dans une assez large mesure, la patrie ne put se dérober, mais que Robespierre, certes, n’encouragea pas], et plus encore à imputer la responsabilité de quelques milliers de guillotinés de plus ou de moins à Maximilien lui-même [il y eut d’ailleurs semble-t-il moins de trois mille guillotinés à Paris entre le début de 1793 et – plus d’un an après la mort de l’Incorruptible qui, avec ses amis, fit parti du lot – la fin de 1795 ; l’on a le sentiment parfois qu’eux seuls comptent et, de fait, la mise à mort du roi ou de la reine ne furent pas de minces affaires – ou celle de la magnifique Élisabeth de France, sœur du roi, dont la cause en canonisation vient d’être ouverte ; et la mort des beautiful people – Lavoisier en tout particulier, ou Condorcet, mort en détention mais qui eût assurément été guillotiné – choque davantage nos contemporains, curieusement, que celle du menu fretin qui garnit leurs généalogies]. Que l’on ne me croie pas froid, surtout, ou sans compassion ! Je pense simplement que les Français seraient mieux inspirés en dénonçant les massacres emportés aujourd’hui par l’impérialisme [plus de huit cent mille morts en tout en Irak seulement, ainsi, en moins de quinze ans semble-t-il], qu’en se battant la coulpe sur leur si grande histoire, en témoignant étrangement que s’ils ne croient pas qu’il y ait eu de grands hommes [ils offusquent trop désormais leur médiocrité], ils supposent néanmoins que le malheur humain ait pu être le fait d’une poignée de types abominables – commodes boucs émissaires sur lesquels doit retomber la responsabilité du péché du monde – et en s’inventant des monstres pour la plupart tout à fait chimériques : une pétition a circulé il y a peu pour que le nom de Robespierre soit donné à une place parisienne ; je l’eusse évidemment signée si j’avais compris comment faire ; tout comme j’ai signé il y a deux ans, sans amour particulier pour ce prince, une pétition pour le retour des cendres du roi Charles X dans la basilique de Saint-Denis – si nous voulons nous aimer les uns les autres, commençons par aimer notre grand passé jusque dans ses contradictions parfois sanglantes, qui n’ont aucun lieu d’aigrir les rapports de la plupart des citoyens d’aujourd’hui, inévitablement ignorants d’ailleurs des souffrances accumulées des siècles. S’agissant de la Révolution, j’avais donné un très petit essai – c’est très peu vraiment -, lequel, il me semble, pouvait inciter les esprits de bonne foi à réfléchir un instant sur la question des limites de ce qu’un cœur à peu près réfléchi, s’efforçant de surmonter ses réactions premières, peut dire de celle-ci dans ses aspects – ici la loi des Suspects – les plus déplaisants. [ «L’invention d’un droit pénitentiaire pour les innocents dans un pays civilisé [an II] », Droits. Revue française de théorie […] », 2008, n° 47].

Reste la personnalité de Robespierre. Bien entendu, il est possible de lire le texte de Nivôse an II comme celui d’un paranoïaque ultraviolent : c’est ainsi que procèdent certains. Sans être, aucunement, un dévot du tribun jacobin, je refuse absolument de les suivre : ce discours ne grossit ni noircit aucunement le trait ; l’examen de la situation à la fin de 1793, les conditions de la mise à mort du grand homme sept mois plus tard, les suites en particulier morales et politiques de Thermidor – tout indique que son analyse était globalement convenable. Alors – comme lui – je souhaiterais que les « temples des dieux » – des dieux des bons sentiments – ne servent pas d’ « asyles aux sacrilèges »…

Quant au fond, j’ai toujours tendu à penser que la dictature – acceptons le mot, car cela importe ici assez peu – du Comité de Salut public renvoyait à une immense difficulté de la construction de notre Jean-Jacques. Comment redresser – suffisamment et instantanément, même certes sans prétendre, impossiblement, reprendre le procès de l’hominisation-socialisation à zéro – un peuple corrompu, et du moins aliéné ? Et si le fiat du Grand Législateur n’opérait pas ? Si lors de sa remontée dans les cintres – parmi les fumigènes et le tonnerre du théâtre à machines -, l’économie des passions du peuple à nouveau laissé à lui-même ne se trouvait pas, à suffisance, réorientée, ou ordonnée à de nouveaux objets ? Et dans la grande ou très grande cité ?  Je m’arrête.

Et je traduis un échange de mon maître Sicarus McSlair avec un étudiant réticent, il y a plus de trente ans déjà :  «– La doctrine de la représentation souveraine du peuple par une poignée de  citoyens vertueux est sans doute la seule solution imaginable, au moins dans un premier temps. — La dictature, n’ayez pas peur des mots… — Oui, une dictature collégiale. — Mais cela annonce la dictature du prolétariat, le parti unique ? — On peut le dire, même si les perspectives n’étaient pas les mêmes. — Mais c’est terrible ! — Oui, c’est terrible, peut-être ; c’est pour cela que c’est intéressant ; on a – au mieux [il souligne de la voix] – le choix entre la dictature, souvent dissimulée, de l’Or et celle, plus ostentatoire en général, de la Vertu. Supposée, car les directives de celle-ci ne sont pas toujours très claires. Comme l’écrit Rousseau à la fin du chapitre XV du Contrat social, « Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste ». –Mais il n’est plus rien qui soit dans la nature. — Certes ; et vous pourriez ajouter que la société ne saurait s’y tenir, et que la liberté – l’essence sans essence de notre humanité – nous en fait irrésistiblement sortir, en est même l’autre pur… — Alors ? — Alors, il n’y a plus que l’art prétendant limiter les horreurs de l’art ; sans que jamais ne puisse éclore une société parfaite : l’art, n’est-ce pas, dans des mains corrompues… Mais  ce n’est pas un motif pour se résigner – surtout pas au cynique dévoiement de l’art. » 

S’il m’est permis de compléter les propos de mon maître McSlair, j’ajouterai simplement ceci à grands coups de pinceau : il est stratégique pour notre temps de justifier Thermidor, c’est-à-dire l’avènement éhonté du monde des profiteurs cyniques, de constituer en particulier Benjamin Constant, le plus atroce des penseurs atroces au fond, en maître propre à donner ses lettres commodes à l’inversion des valeurs, à désigner la laideur comme beauté, et les beautés, fanées désormais, irrémédiablement, de notre Ancien Régime, lequel avait créé cet État et cette Nation sans lesquels aucune démocratie bien entendue ne saurait être construite ni même comprise, tout comme les beautés prometteuses, intrinsèquement libératrices, acheminant le Peuple vers une conscience plus totale de soi, vers la Démocratie ainsi dans l’accomplissement de la Nation, les beautés, idéales certes, j’entends : sans que puisse sans doute se trouver abolie la distance séparant l’effectivité des jours de la grandeur altière de l’Idée, de la dictature de Salut Public, ce Grand Législateur collégial, comme laideurs insupportables au nouvel homme de goût, lequel, enrichi par la spoliation des anciennes fortunes, juste en elle-même – singulièrement dans les circonstances de la trahison d’une partie notable des élites monarchiques -, veut en jouir sans embarras et sans partage, en arrachant au peuple sa souveraineté, c’est-à-dire sa liberté. Dois-je ajouter que les facultés de droit, ce lieu en lequel est institué le règne, supposé neutre, voire bienfaisant, de la technique – celui de l’argent en vérité, ultimement [mais la plupart de mes collègues sont des travailleurs naïfs qui œuvrent en général, tout à la joie de leur petit génie combinatoire, sans même comprendre ce qu’ils font, dans une étonnante fausse conscience, un peu comme ces ouvriers qui fabriquent des armes avec lesquelles leurs frères seront abattus] -, l’empire prétendu et prétendument universel, notamment, « prioritaire », de la technique « constitutionnelle », ne semblent contribuer au déploiement de limites qu’en accompagnant le procès sans limite de la domination sans cesse approfondie  d’un nombre toujours croissant d’hommes par un effectif toujours plus étroit de possédants désormais planétaires, étendant sans relâche d’ailleurs l’empire de la propriété sur l’ensemble de l’étant ?  

 

 

 

 

 

d'Estienne d'Orves - Avis.png

 

S’il est un texte fondamental de notre histoire nationale contemporaine, c’est bien le Programme du Conseil National de la Résistance. Et il l’est comme deux fois : en tant qu’il fut dans une assez large mesure la charte sur le socle symbolique de laquelle une France peu à peu redressée put être construite de 1944 à 1969 [avec l’effet qu’il faille, sous certains aspects, estomper assez sensiblement l’importance de l’heureuse rupture de 1958] ; mais dans toute la mesure aussi où, depuis 1974, et plus encore depuis 2007, l’on ne saurait l’oublier puisque le propos presque continu du gros de nos gouvernants est d’anéantir le monde national, économique, social, institutionnel, symbolique, qui avait puisé dans ce texte une bonne part de ses horizons. L’on ne s’étonnera guère ainsi que l’on en parle plus souvent depuis une vingtaine d’années que dans les années cinquante ou soixante du dernier siècle : l’on évoque parfois davantage les choses lorsqu’elles disparaissent. Et si l’histoire reconnaît quelque jour une œuvre significative à monsieur Macron, ce sera plausiblement, à la suite de ses deux prédécesseurs immédiats, celle d’avoir définitivement [?] triomphé d’une synthèse patriotique et sociale, vivifiée durablement par le Programme de la Résistance mais plongeant une partie de ses racines dans une beaucoup plus longue histoire nationale.

Est-ce à dire que ce texte soit un texte que l’on aurait envie de savoir par cœur [comme le discours de Nivôse an II de Robespierre, par exemple – ou, c’est un très beau texte aussi dans un contexte contraire, le préambule de la Charte de 1814] ? J’hésite à l’écrire. Non, certes, du fait de longs développements correspondant à une période particulière, appelant à la fois la construction d’un récit et la mise en place d’une organisation et d’un programme pour la libération prochaine. Mais parce que les dernières pages, portant sur le moyen terme, et esquissant ainsi des orientations pour l’avenir, peuvent sembler vagues, même si les objectifs économiques et sociaux, en particulier, sont tracés par un certain nombre de formules fermes.

Ici, l’on n’oubliera pas que ce texte fut bien entendu le fruit d’une transaction, après des mois de discussion, entre des forces idéologiquement distinctes. L’étonnant fut plutôt, sous la pression de l’heure, que l’on parvint – c’est le cas – à un texte malgré tout cohérent, affirmant avec netteté la primauté de l’intérêt général et – sous l’appellation « retour à la nation », ou selon les perspectives d’une planification effective – un large rôle directeur de l’État dans la vie économique.

Tel quel, il semble pouvoir jouer aujourd’hui le rôle d’un mythe fécond [je redis que le terme mythe ne revêt aucune signification péjorative sous ma plume, mais relève de la façon dont j’entends notre présence au monde et les voies de la constitution de l’identité individuelle et collective] – mythe favorisant par exemple l’éclosion de quelque rassemblement dont, certes, on ne perçoit guère les voies à cette heure.

 

PROGRAMME DU CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE [15 MARS 1944]

[Première édition sous le titre Les jours heureux]

 

 

Née de la volonté ardente des Français de refuser la défaite, la Résistance n’a pas d’autre raison d’être que la lutte quotidienne sans cesse intensifiée.

Cette mission de combat ne doit pas prendre fin à la Libération. Ce n’est, en effet, qu’en regroupant toutes ses forces autour des aspirations quasi unanimes de la Nation, que la France retrouvera son équilibre moral et social et redonnera au monde l’image de sa grandeur et la preuve de son unité.

Aussi les représentants des organisations de la Résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R., délibérant en assemblée plénière le 15 mars 1944, ont-ils décidé de s’unir sur le programme suivant, qui comporte à la fois un plan d’action immédiate contre l’oppresseur et les mesures destinées à instaurer, dès la Libération du territoire, un ordre social plus juste.

 

 

I – PLAN D’ACTION IMMÉDIATE

 

Les représentants des organisations de résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R.

 

Expriment leur angoisse devant la destruction physique de la Nation que l’oppresseur hitlérien poursuit avec l’aide des hommes de Vichy, par le pillage, par la suppression de toute production utile aux Français, par la famine organisée, par le maintien dans les camps d’un million de prisonniers, par la déportation d’ouvriers au nombre de plusieurs centaines de milliers, par l’emprisonnement de 300.000 Français et par l’exécution des patriotes les plus valeureux, dont déjà plus de 50.000 sont tombés pour la France.

 

Ils proclament leur volonté de délivrer la patrie en collaborant étroitement aux opérations militaires que l’armée française et les armées alliées entreprendront sur le continent, mais aussi de hâter cette libération, d’abréger les souffrances de notre peuple, de sauver l’avenir de la France en intensifiant sans cesse et par tous les moyens la lutte contre l’envahisseur et ses agents, commencée dès 1940.

 

Ils adjurent les gouvernements anglais et américain de ne pas décevoir plus longtemps l’espoir et la confiance que la France, comme tous les peuples opprimés de l’Europe, a placés dans leur volonté d’abattre l’Allemagne nazie, par le déclenchement d’opérations militaires de grande envergure qui assureront, aussi vite que possible, la libération des territoires envahis et permettront ainsi aux Français qui sont sur notre sol de se joindre aux armées alliées pour l’épreuve décisive.

 

Ils insistent auprès du Comité Français de la Libération Nationale pour qu’il mette tout en œuvre afin d’obtenir les armes nécessaires et de les mettre à la disposition des patriotes. Ils constatent que les Français qui ont su organiser la résistance ne veulent pas et d’ailleurs ne peuvent pas se contenter d’une attitude passive dans l’attente d’une aide extérieure, mais qu’ils veulent faire la guerre, qu’ils veulent et qu’ils doivent développer leur résistance armée contre l’envahisseur et contre l’oppresseur.

 

Ils constatent, en outre, que la Résistance Française doit ou se battre ou disparaître ; qu’après avoir agi de façon défensive, elle a pris maintenant un caractère offensif et que seuls le développement et la généralisation de l’offensive des Français contre l’ennemi lui permettront de subsister et de vaincre.

 

Ils constatent enfin que la multiplication des grèves, l’ampleur des arrêts de travail le 11 Novembre qui, dans beaucoup de cas, ont été réalisés dans l’union des patrons et des ouvriers, l’échec infligé au plan de déportation des jeunes français en Allemagne, le magnifique combat que mènent tous les jours, avec l’appui des populations, dans les Alpes, dans le Massif Central, dans les Pyrénées et dans les Cévennes, les jeunes Français des maquis, avant garde de l’armée de la Libération, démontrent avec éclat que notre peuple est tout entier engagé dans la lutte et qu’il doit poursuivre et accroître cette lutte.

 

 

En conséquence, les représentants des organisations de résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R.

 

Déclarent que c’est seulement par l’organisation, l’intensification de la lutte menée par les forces armées, par les organisations constituées, par les masses, que pourra être réalisée l’union véritable de toutes les forces patriotiques pour la réalisation de la libération nationale inséparable, comme l’a dit le Général De Gaulle, de l’insurrection nationale qui, ainsi préparée, sera dirigée par le C.N.R., sous l’autorité du C.F.L.N., dès que les circonstances politiques et militaires permettront d’assurer, même au prix de lourds sacrifices, son succès.

 

Ils ont l’espoir que les opérations de la Libération du pays, prévues par le plan de l’état major interallié, pourront ainsi être, le cas échéant, avancées grâce à l’aide apportée par les Français dans la lutte engagée contre l’ennemi commun, ainsi que l’a démontré l’exemple glorieux des patriotes corses.

 

Ils affirment solennellement que la France qui, malgré l’armistice, a poursuivi sans trêve la guerre, entend plus que jamais développer la lutte pour participer à la libération et à la victoire.

 

 

 

 

Pour mobiliser les ressources immenses d’énergie du peuple français, pour les diriger vers l’action salvatrice dans l’union de toutes les volontés, le C.N.R. décide :

 

D’inviter les responsables des organisations déjà existantes à former des comités de villes et de villages, d’entreprises, par la coordination des formations qui existent actuellement, par la formation de comités là où rien n’existe encore et à enrôler les patriotes non organisés.

Tous ces comités seront placés sous la direction des comités départementaux de la libération (C.D.L.). Ils seront soumis à l’autorité des C.D.L. qui leur transmettront, comme directives, la plate-forme d’action et la ligne politique déterminée par le C.N.R.

Le but des ces comités sera, à l’échelon communal, local et d’entreprise, de faire participer de façon effective tous les Français à la lutte contre l’ennemi et contre ses agents de Vichy, aussi bien par la solidarité et l’assistance active à l’égard des patriotes sous l’impulsion et le soutien donnés aux revendications vitales de notre peuple. Par dessus tout, leur tâche essentielle sera de mobiliser et d’entraîner les Français qu’ils auront su grouper à l’action armée pour la Libération.

Ces comités devront, selon les circonstances et en se conformant aux instructions données par les C.D.L, appuyer et guider toutes les actions menées par les Français contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation imposées par l’ennemi, de l’extérieur et de l’intérieur.

 

Ces comités devront :

1) Développer la lutte contre la déportation et aider les réfractaires à se cacher, à se nourrir, à se vêtir et à se défendre, enlevant ainsi des forces à l’ennemi et augmentant le potentiel humain de la résistance ;

2) Traquer et punir les agents de la Gestapo et de la Milice de Darnand ainsi que les mouchards et les traîtres ;

3) Développer l’esprit de lutte effective en vue de la répression des nazis et des fascistes français ;

4) Développer, d’une part, la solidarité envers les emprisonnés et déportés ; d’autre part, la solidarité envers les familles de toutes les victimes de la terreur hitlérienne et vichyssoise ;

5) En accord avec les organisations syndicales résistantes, combattre pour la vie et la santé des Français pour une lutte quotidienne et incessante, par des pétitions, des manifestations et des grèves, afin d’obtenir l’augmentation des salaires et traitements, bloqués par Vichy et les Allemands, et des rations alimentaires et attributions de produits de première qualité, réduites par la réglementation de Vichy et les réquisitions de l’ennemi, de façon à rendre à la population un minimum de vital en matière d’alimentation, de chauffage et d’habillement ;

6) Défendre les conditions de vie des anciens combattants, des prisonniers, des femmes de prisonniers, en organisant la lutte pour toutes les revendications particulières ;

7) Mener la lutte contre les réquisitions de produits agricoles, de matières premières et d’installations industrielles pour le compte de l’ennemi ; saboter et paralyser la production destinée à l’ennemi et ses transports par routes, par fer et par eau ;

8) Défendre à l’intérieur de la corporation agricole les producteurs contre les prélèvements excessifs, contre les taxes insuffisantes, et lutter pour le remplacement des syndicats à la solde de Vichy et de l’Allemagne par des paysans dévoués à la cause de la paysannerie française.

 

Tout en luttant de cette façon et grâce à l’appui de solidarité et de combativité que développe cette lutte, les comités de villes, de villages et d’entreprises devront en outre :

a) Renforcer les organisations armées des Forces Françaises de l’Intérieur par l’accroissement des groupes de patriotes : groupes francs, francs-tireurs et partisans, recrutés en particulier parmi les réfractaires ;

b) En accord avec les états majors nationaux, régionaux et départementaux des F.F.I., organiser des milices patriotiques dans les villes, les campagnes et les entreprises, dont l’encadrement sera facilité par des ingénieurs, techniciens, instituteurs, fonctionnaires et cadres de réserve, et qui sont destinés à défendre l’ordre public, la vie et les biens des Français contre la terreur et la provocation, assurer et maintenir l’établissement effectif de l’autorité des Comités départementaux de la Libération sur tout ce qui aura été ou sera créé dans ce domaine pour le strict rattachement aux F.F.I. dont l’autorité et la discipline doivent être respectées par tous.

 

 

Pour assurer la pleine efficacité des mesures énoncées ci-dessus, le C.N.R. prescrit de l’état major national des Forces Françaises de l’Intérieur, tout en préparant minutieusement la coopération avec les Alliés en cas de débarquement, doit :

1) Donner ordre à toutes les formations des F.F.I. de combattre dès maintenant l’ennemi en harcelant ses troupes, en paralysant ses transports, ses communications et ses productions de guerre, en capturant ses dépôts d’armes et de munitions afin d’en pourvoir les patriotes encore désarmés ;

2) Faire distribuer les dépôts d’armes encore inutilisés aux formations jugées par lui les plus aptes à se battre utilement dès à présent et dans l’avenir immédiat ;

3) Organiser de façon rationnelle la lutte suivant un plan établi avec les autorités compétentes à l’échelon régional, départemental ou local, pour obtenir le maximum d’efficacité ;

4) Coordonner l’action militaire avec l’action de résistance de la masse de la nation en proposant pour but aux organisations régionales paramilitaires d’appuyer et de protéger les manifestations patriotiques, les mouvements revendicatifs des femmes de prisonniers, des paysans et des ouvriers contre la police hitlérienne, d’empêcher les réquisitions de vivres et d’installations industrielles, les rafles organisées contre les réfractaires et les ouvriers en grève et défendre la vie et la liberté de tous les Français contre la barbare oppression de l’occupant provisoire.

 

 

 

Ainsi, par l’application des décisions du présent programme d’action commune, se fera, dans l’action, l’union étroite de tous les patriotes, sans distinction d’opinions politiques, philosophiques ou religieuses. Ainsi se constituera dans la lutte une armée expérimentée, rompue au combat, dirigée par des cadres éprouvés devant le danger, une armée capable de jouer son rôle lorsque les conditions de l’insurrection nationale seront réalisées, armée qui élargira progressivement ses objectifs et son armement.

Ainsi, par l’effort et les sacrifices de tous, sera avancée l’heure de la libération du territoire national ; ainsi la vie de milliers de Français pourra être sauvée et d’immenses richesses pourront être préservées.

Ainsi dans le combat se forgera une France plus pure et plus forte capable d’entreprendre au lendemain de la libération la plus grande œuvre de reconstruction et de rénovation de la patrie.

 

 

II – MESURES À APPLIQUER DÈS LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE

 

Unis quant au but à atteindre, unis quant aux moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but qui est la libération rapide du territoire, les représentants des mouvements, groupements, partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R proclament qu’ils sont décidés à rester unis après la libération :

1) Afin d’établir le gouvernement provisoire de la République formé par le Général de Gaulle pour défendre l’indépendance politique et économique de la nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle ;

2) Afin de veiller au châtiment des traîtres et à l’éviction dans le domaine de l’administration et de la vie professionnelle de tous ceux qui auront pactisé avec l’ennemi ou qui se seront associés activement à la politique des gouvernements de collaboration ;

3) Afin d’exiger la confiscation des biens des traîtres et des trafiquants de marché noir, l’établissement d’un impôt progressif sur les bénéfices de guerre et plus généralement sur les gains réalisés au détriment du peuple et de la nation pendant la période d’occupation ainsi que la confiscation de tous les biens ennemis y compris les participations acquises depuis l’armistice par les gouvernements de l’axe et par leurs ressortissants, dans les entreprises françaises et coloniales de tout ordre, avec constitution de ces participations en patrimoine national inaliénable ;

4) Afin d’assurer :

l’établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel ;

la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression ;

la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances d’argent et des influences étrangères ;

la liberté d’association, de réunion et de manifestation ;

l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance ;

le respect de la personne humaine ;

l’égalité absolue de tous les citoyens devant la loi ;

 

5) Afin de promouvoir les réformes indispensables :

 

a) Sur le plan économique :

l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ;

une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l’image des Etats fascistes ;

l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’Etat après consultation des représentants de tous les éléments de cette production ;

le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques ;

le développement et le soutien des coopératives de production, d’achats et de ventes, agricoles et artisanales ;

le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.

 

b) Sur le plan social :

le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime contractuel du travail ;

un rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine ;

la garantie du pouvoir d’achat national pour une politique tendant à une stabilité de la monnaie ;

la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale ;

un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ;

la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement, le rétablissement des délégués d’atelier ;

l’élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre par une politique de prix agricoles rémunérateurs, améliorant et généralisant l’expérience de l’Office du blé, par une législation sociale accordant aux salariés agricoles les mêmes droits qu’aux salariés de l’industrie, par un système d’assurance contre les calamités agricoles, par l’établissement d’un juste statut du fermage et du métayage, par des facilités d’accession à la propriété pour les jeunes familles paysannes et par la réalisation d’un plan d’équipement rural ;

une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ;

le dédommagement des sinistrés et des allocations et pensions pour les victimes de la terreur fasciste.

 

c) Une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales.

 

d) La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.

 

Ainsi sera fondée une République nouvelle qui balaiera le régime de basse réaction instauré par Vichy et qui rendra aux institutions démocratiques et populaires l’efficacité que leur avaient fait perdre les entreprises de corruption et de trahison qui ont précédé la capitulation.

Ainsi sera rendue possible une démocratie qui unisse au contrôle effectif exercé par les élus du peuple la continuité de l’action gouvernementale.

L’union des représentants de la Résistance pour l’action dans le présent et dans l’avenir, dans l’intérêt supérieur de la patrie, doit être pour tous les Français un gage de confiance et un stimulant. Elle doit les inciter à éliminer tout esprit de particularisme, tout ferment de division qui pourrait freiner leur action et ne servir que l’ennemi.

En avant donc, dans l’union de tous les Français rassemblés autour du C.F.L.N et de son président le général De Gaulle !

En avant pour le combat, en avant pour la victoire afin que VIVE LA FRANCE !

 

LE CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE